L’Entre-deux mondes

L’Entre-deux mondes

3 – Au coeur de la communauté de Yatun Yacu

 

Latitude 0, c’est bien connu, l’Equateur est le pays du milieu du monde… mais j’esquive sans scrupule la visite du monument la « Mitad del Mundo », car à vrai dire le guet-apens à touristes ne m’intéresse pas vraiment ! Je préfère me rendre dans un tout autre univers, celui-ci réellement coincé entre deux mondes, le village Jatun Yacu composé de 40 familles et environ 220 habitants enfoncé dans la forêt équatorienne.

Pour ce faire, je me laisse guider par Christina, une Allemande qui a décidé de s’installer dans la jungle pour se dédier à un projet de développement éducatif d’enfants déficients. Pour y arriver, il faut compter 1 heure environ en voiture depuis Tena puis un pont à traverser et 30 minutes de marche à pied. Je suis contente de ne pas être seule, j’avoue.

Daan, un voyageur hollandais rencontré en route, fait aussi partie de l’aventure. Christina nous dit de venir avec des provisions car il n’y a pas de marchés, boutiques… rien en fait. Coincée entre deux mondes, la communauté de Jatun Yacu me procure une certaine tristesse, voire un léger malaise. Tout d’abord les conditions dans la jungle me paraissent toujours aussi difficiles. La température est moite, les vêtements collent et les moustiques sont de retour.

Nous passerons une nuit chez Elena, mère de famille de 16 enfants qui se retrouve souvent à gérer les petits-enfants que les parents, un poil désinvoltes, préfèrent laisser à la charge de la grand-mère. Elena s’affaire aux fourneaux. Elle nous prépare à manger ainsi qu’à toute la famille. En même temps que Christina nous accompagne et nous raconte son parcours, mon regard se promène dans la pièce. La maison, une baraque en bois, semble tenir fébrilement sur pilotis. Une pièce commune fait office de cuisine, salle à manger et salon avec télé. Il y a peu de meubles. Un hamac sépare le salon du reste de la pièce. Les ustensiles sont flanqués sur des petites étagères en bois. Au moment où Elena nous apporte le repas, certains de ses enfants s’invitent malicieusement à table pour repartir une fois leur assiette vide.

A côté de la cabane en bois, une autre baraque est construite avec 4 chambres. Elena me montre la chambre de sa fille partie travailler à la mine. Le lit est dur, la chambre est sombre. Des posters de stars américaines couvrent une partie du mur contre lequel repose le lit. Il y a comme un décalage complet entre le monde de cette chambre d’adolescente et les visages gominés de ces stars collées au mur. J’y installe mes affaires puis retrouve Elena et Daan dans le jardin. Installée près de la rivière, Elena nous fait le tour de sa petite propriété : mangues, café, cacao, bananiers, fleurs tropicales, elle est fière de nous montrer son joli jardin. Je goutte pour la première fois du cacao à l’état brut. Le goût amer du fruit se fait sentir. Elena les laisse sécher au soleil. Je me demande si elle a conscience à quel point ce fruit est prisé dans le monde !

En me dirigeant vers la rivière, je découvre les toilettes sèches. C’est grâce à Christina que la famille en dispose depuis peu. Christina est devenue partie intégrante de la famille, et même bien plus que ça, un pilier irremplaçable qui emmène les membres de la famille à l’hôpital, qui apprend aux petits-enfants le respect, l’importance de faire passer les devoirs avant la télé, qui aide les filles ados à se sentir femme, qui conseille Elena devant lutter entre un travail harassant, des enfants orgueilleux et un mari piégé par l’alcool. Mais jamais elle ne cherche à déformer leur vie, ni à transgresser leurs valeurs sous prétexte que la vie moderne serait plus exemplaire.

Pour elle, il s’agit d’un échange où chacun apporte à l’autre. Christina veille même à les aider à retrouver leurs bonnes pratiques car elle ne cache pas son désarroi face à un gouvernement équatorien qui a contraint ces communautés à s’écarter de leurs traditions et mode de vie en les abandonnant dans un « entre deux » dans lequel ils ne parviennent pas à se situer. Un nouveau mode de société et la religion chrétienne leur ont été imposés sans de réelle pédagogie créant bien plus de ravages que de bien-être. L’alcoolisme, la consommation, la disparition de la solidarité sont les conséquences d’un modèle à sens unique que la soi-disant société modèle a cherché à implanter de force.

Et puis Christina a repéré dans la famille un espoir, Gloria. Gloria a 35 ans mais en paraît 15. Elle souffre d’un défaut physique responsable d’une croissance anormale. Elle fait partie de la petite école que Christina a ouverte à côté de sa maison pour les quelques enfants déficients de la communauté. Handicapée par son physique, Gloria a donc longtemps été considérée comme une enfant inutile par la famille. Mais à en croire Christina, Gloria est une magnifique personne, douce, intelligente, qui se préoccupe plus des autres que de sa personne. Toutes deux sont devenues très complices. Une fois par mois, Christina l’emmène en ville pour partager sa vie de citadine, manger des glaces… C’est certainement sa posture dans la famille qui l’a rendue si humble et généreuse. Gloria a appris avec Christina à fabriquer des bracelets. « Elle est très douée pour ça », nous explique Christina dans son espagnol tonifié de consonances allemandes.

« Elle apprend à lire et progresse très vite. Avec ses bracelets, je l’aide à les commercialiser et ainsi elle parvient à dégager un petit pécule, ce qui a permis de donner une nouvelle place à Gloria au sein de la famille à tel point que certains cherchent même à l’imiter… ». Mais Christina tient à privilégier Gloria, qui rentre dans le cadre de son programme éducatif.

Nous accompagnons d’ailleurs Christina dans son école qui accueille trois matinées par semaine en plus de Gloria, 4 autres enfants, Katie, Belgica, Ligia et John. Ces enfants souffrent tous d’un handicap mental et/ou physique s’expliquant par des problèmes d’inceste, malnutrition et manque d’affects résidant dans la communauté. Avec Christina, ils participent à toute sorte d’ateliers manuels, chantent, dansent, tout ceci dans le but de les situer dans leur environnement, apprendre à échanger avec les autres et casser quelques barrières parmi les nombreuses qu’ils rencontrent depuis leur naissance. « Je ne peux pas faire plus. C’est épuisant pour moi. Je suis en partie toute seule pour un travail qui émotionnellement est très lourd », précise-t-elle.

C’est vrai que Christina reçoit de temps en temps le soutien d’amis mais doit gérer en solo ce grand challenge qu’elle s’est lancée. Christina est une femme de caractère, très indépendante. Son espagnol est simple mais très clair et imposant. Elle ne se laisse pas intimider et est devenue avec le temps une référence pour les habitants de cette communauté. Nous passons des heures à écouter la vie de Christina, passionnée par son métier. Elle fait partie de ces femmes de caractère qui ne se retrouvait plus dans un modèle européen trop matérialiste et qui à l’âge de 46 ans a décidé de tout plaquer pour partir s’installer en Amérique Latine. Elle est donc arrivée en Equateur il y a 6 ans pour un premier voyage linguistique de 3 mois. Après un retour en Allemagne de 3 mois, elle a décidé d’y retourner pour y faire sa vie. Et petit à petit, son chemin l’a emmenée dans la jungle, là où elle a trouvé sa place. Elle habite désormais entre Tena et la communauté. Récemment, elle a commencé à développer un cabinet de psychologue afin de faire face aux fins de mois difficiles. « Il va vraiment falloir que je parvienne à rentabiliser tout ça », s’inquiète-t-elle. Christina a les traits tirés. Passionnée et résistante, je vois bien qu’elle a décidé de dédier sa vie à ce combat. J’admire son courage, sa volonté et son dynamisme mais ne peux m’empêcher de mesurer le sacrifice que cela implique… Serais-je en mesure de faire de même ?

Aux dernières nouvelles, Christina m’a informée qu’elle vient de finir la rédaction de son livre qui sera publié en Allemagne et depuis quelques semaines, elle a accueilli une nouvelle élève, Elbia, une jeune femme d’une communauté voisine qui est née avec un défaut aux mains, pieds et visage. Elle envisage également d’avoir sa propre maison dans la communauté et de s’y installer à temps complet ! Je me rends à Baños avec la ferme intention de ne rien faire. La séjour dans la jungle m’a profondément chamboulée et je ressens le besoin de me poser quelques jours avant d’attaquer la Colombie. Je passe donc mon temps à lire et à écrire et prends tout de même la peine de visiter les bains El Salado, rien de plus…

1-Oswaldo

2-Mindo

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